L'Œil était dans la tombe L'œil était dans la tombe

D epuis Emma en 2000 jusque Figurec en 2007, Christian De Metter est un des trop rares auteurs de la génération actuelle à imposer une vraie signature album après album. A la base de son univers, une ambiance glauque et des personnages tourmentés, des récits où la folie tient une place de choix et un traitement graphique qui ne cesse d'évoluer tout en restant cohérent. Une recette qui fait que chaque nouvel ouvrage de l'auteur, comme une pièce supplémentaire apportée à une œuvre qui prend forme petit à petit, est attendu avec fébrilité par un nombre croissant d'admirateurs.

Dans un poème sobrement intitulé La conscience auquel ce nouveau titre fait allusion, Victor Hugo reprenait à son compte l'histoire biblique de Caïn et Abel pour mettre en lumière un des sentiments les plus salutaires mais aussi l'un des plus difficiles à porter de la psyché humaine : le remords. Celui du mari volage, du tueur repenti, de l'enfant désobéissant. Peut-être l'homme n'est-il finalement que cela, un enfant qui a désobéi aux lois de la vie sur Terre. Ce remords, il le traînera toute sa vie, ne parvenant à s'en défaire qu'épisodiquement, le temps d'un bonheur retrouvé, fragile et éphémère.

Ainsi fonctionne Patrick Vaille, le héros de cette histoire. Héros ? Vraiment ? Mérite-t-il ce qualificatif ? Au fond pourquoi pas. Il n'est qu'un simple être humain, tiraillé entre son passé qui le rattrappe et son futur qui s'enfuit, victime comme beaucoup d'une vie pleine de non-dits et de violence. La conscience de sa propre faute, l'impossibilité de faire porter par d'autres une responsabilité trop lourde pour ses frêles épaules, l'absence d'un être cher qu'on se reproche de ne pas avoir assez aimé, protégé... Comment sortir indemne de tant d'avanies ? Comment échapper au jugement ? Las ! C'est la résignation qui l'emporte car, même sous terre, dérobé à la vue des mortels, l'œil était dans la tombe et regardait Caïn.

Toutes ces questions existentielles sur la culpabilité et la recherche d'identité naissent naturellement de l'univers sombre et dérangeant de Christian De Metter qui, dans un style littéraire et pictural qui tend de plus en plus vers l'épure, parvient à insuffler à ses planches une grande force à partir de pas grand chose. Mais ce "pas grand chose" fait toute la différence, au point d'en oublier que le scénario brasse pas mal de poncifs du polar psychologique. Et même les quelques maladresses au niveau d'un découpage parfois trop brusque à force de vouloir aller à l'essentiel ne portent pas ombrage à la qualité de l'ensemble. La raison de ce petit miracle tient en un mot : dessin ! Car quel dessin que celui de cet artiste ! Des couleurs hallucinées, des coups de pinceaux impulsifs, des gros plans récurrents reflets de l'âme humaine, des hommes et des femmes déchirés par la vie, des atmosphères sinistres et pesantes, une tension dramatique qui prend corps au fil des pages... et par-dessus tout l'impression que rien ne peut arrêter la marche forcée de la mort. Si ce n'est quelques touches d'espoir qui nous empêchent d'étouffer...

L'œuvre de Christian De Metter, c'est tout cela réuni. C'est une personnalité qui rend insignifiants les défauts qu'on pourrait lui trouver. C'est le bonheur indicible de découvrir un grand iconoclaste loin du formatage et des lieux communs qui gangrènent une certaine idée de la bande dessinée. Bref, c'est un auteur complet qui s'est méritoirement fait un nom et qui pourrait devenir à terme une véritable référence.